IV
La guerre.
Le double bruit de la trompette anglaise et espagnole avait retenti, non seulement dans la salle du conseil, mais encore par tout le palais comme un double écho du nord et du midi.
Le roi trouva donc la cour à peu près avertie ; toutes les dames étaient aux fenêtres, les yeux curieusement fixés sur les deux hérauts et sur leur suite.
À la porte du conseil, le connétable fut abordé par un jeune officier que lui envoyait son neveu M. l’amiral, le même que nous avons vu pénétrer chez l’empereur Charles Quint, le soir de l’abdication.
M. l’amiral était, nous croyons l’avoir déjà dit, gouverneur de la Picardie, c’est-à-dire que, en cas d’invasion, il allait être exposé au premier feu.
– Ah ! c’est vous, Théligny*, dit le connétable à demi-voix.
– Oui, monseigneur, répondit le jeune officier.
– Et vous m’apportez des nouvelles de M. l’amiral ?
– Oui, monseigneur.
– Vous n’avez encore vu personne et ne les avez dites à qui que ce soit ?
– Ces nouvelles sont pour le roi, monseigneur, répondit le jeune officier ; mais j’ai recommandation de vous les communiquer d’abord.
– Bien, dit le connétable, suivez-moi.
Et, de même que le cardinal de Lorraine avait conduit le duc de Nemours chez Catherine de Médicis, le connétable conduisit M. de Théligny chez la duchesse de Valentinois.
Pendant ce temps, on se réunissait dans la salle de réception.
Au bout d’un quart d’heure, le roi, ayant à sa droite la reine ; sur les marches du trône, les grands officiers de la couronne ; autour de lui, assis sur des fauteuils, madame Marguerite et madame Élisabeth de France, Marie Stuart, la duchesse de Valentinois, les quatre Marie ; enfin, toute cette cour brillante des Valois ; le roi donna l’ordre que le héraut anglais fût introduit.
Longtemps avant qu’on le vît paraître, on entendit dans la chambre précédente le bruit de ses éperons et de ceux des hommes d’armes qui lui faisaient escorte ; puis, enfin, il franchit le seuil de la salle et, vêtu du tabard aux armes d’Angleterre et de France, il s’avança la tête couverte, ne s’arrêtant qu’à dix pas du trône du roi.
Mais, arrivé là, il se découvrit et, mettant un genou à terre, il dit à haute voix les paroles suivantes :
– Marie, reine d’Angleterre, d’Irlande et de France, à Henri, roi de France, salut ! Pour avoir entretenu relation et amitié avec les protestants anglais, ennemis de notre personne, de notre religion et de notre État, et pour leur avoir promis secours et protection contre les justes poursuites exercées sur eux, nous, Guillaume Norry, héraut de la couronne d’Angleterre, te dénonçons la guerre sur terre et sur mer et, comme signe de défi, te jetons ici le gant de bataille.
Et le héraut jeta aux pieds du roi son gantelet de fer, qui résonna sourdement sur le parquet.
– C’est bien, répondit le roi sans se lever, j’accepte cette déclaration de guerre ; mais je veux que tout le monde sache que j’ai observé de bonne foi, à l’égard de votre reine, ce que je devais à la bonne amitié que nous avons ensemble ; et, puisqu’elle vient attaquer la France en si injuste cause, j’espère que Dieu me fera cette grâce qu’elle n’y gagnera rien, non plus que ses prédécesseurs ont fait quand ils se sont attaqués aux miens. Au reste, je vous parle doucement et civilement de la sorte parce que c’est une reine qui vous envoie ; si c’était un roi, je vous parlerais d’un autre ton !
Et, se tournant vers Marie Stuart :
– Ma gentille reine d’Écosse, dit-il, comme cette guerre vous regarde non moins que moi et que vous avez sur la couronne d’Angleterre tout autant de droits, sinon plus que notre sœur Marie en a sur celle de France, ramassez, je vous prie, ce gant et faites don au brave sir Guillaume Norry de la chaîne d’or que vous avez au cou, chaîne d’or que ma chère duchesse de Valentinois voudra bien remplacer par le fil de perles qu’elle a au cou et que je remplacerai moi-même de manière à ce qu’elle n’ait pas trop à y perdre. Allez ! pour ramasser le gant d’une femme, il faut des mains de femme !
Marie Stuart se leva et, avec sa grâce toute charmante, détacha la chaîne de son beau cou et la passa à celui du héraut ; puis, de cet air de fierté qui allait si bien à son visage :
– Je ramasse ce gant, dit-elle, non seulement au nom de la France, mais encore au nom de l’Écosse ! Héraut, dites cela à ma sœur Marie.
Le héraut se releva, la tête légèrement inclinée et, en se retirant à la gauche du trône :
– Il sera fait selon les désirs du roi Henri de France et de la reine Marie d’Écosse, dit-il.
– Introduisez le héraut de notre frère Philippe II, dit Henri.
Le même bruit d’éperons se fit entendre annonçant le héraut espagnol, lequel entra plus fièrement encore que ne l’avait fait son collègue et, tout en frisant sa moustache castillane, vint se poser à dix pas du roi et dit, mais sans se mettre à genoux et se contentant de s’incliner :
– Philippe, par la divine clémence, roi de Castille, Léon, Grenade, Navarre, Aragon, Naples, Sicile, Majorque, Sardaigne, des îles et terres de la mer Océane ; archiduc d’Autriche ; duc de Bourgogne, Lothier, Brabant, Limbourg, Luxembourg et Gueldre ; comte de Flandre, d’Artois ; marquis du Saint-Empire ; seigneur de Frise, Salins, Malines, des cités, villes et pays d’Utrecht, d’Over-Yssel et de Groëningen ; dominateur en Asie et en Afrique, à toi, Henri de France, faisons savoir qu’à cause des entreprises tentées sur la ville de Douai et du pillage de la ville de Sens, qui ont eu lieu par l’ordre et sous la direction de ton gouverneur de la Picardie, regardant la trêve jurée entre nous à Vaucelles comme rompue, nous te dénonçons la guerre sur terre et sur mer ; et, en gage de ce défi, au nom de mon dit roi, prince et seigneur, moi, Guzman d’Avila, héraut de Castille, Léon, Grenade, Navarre et Aragon, je jette ici mon gant de bataille.
Et, dégantant en effet sa main droite, il jeta insolemment son gant aux pieds du roi.
Alors, on put voir, à travers la couche de bistre qui le couvrait, pâlir le mâle visage de Henri II et, d’une voix légèrement altérée :
– Notre frère Philippe II prend les devants et nous adresse les reproches qui lui sont dus, répondit Henri ; mais il eût mieux fait, puisqu’il a tant de griefs personnels contre nous, de nous faire une querelle personnelle. Nous eussions bien volontiers répondu corps pour corps de nos actes et le seigneur Dieu eût alors jugé entre nous. Dites-lui, don Guzman d’Avila, que nous acceptons cependant de grand cœur la guerre qu’il nous dénonce, mais que, s’il veut revenir sur ses pas et substituer une rencontre personnelle à celle de nos armées, j’accepterai encore avec plus de plaisir.
Et, comme le connétable lui touchait le bras avec intention :
– Et vous ajouterez, continua Henri, qu’à cette proposition que je vous faisais, vous avez vu mon bon ami M. le connétable me toucher le bras parce qu’il sait qu’une prédiction a dit que je mourrais dans un duel. Eh bien, au risque que la prédiction s’accomplisse, je maintiens la proposition, quoique je doute que cette prédiction rassure assez monsieur mon frère pour le décider à l’accepter. Monsieur de Montmorency, comme connétable de France, ramassez, je vous prie, le gant du roi Philippe.
Puis, au héraut :
– Tenez, mon ami, dit-il en prenant derrière lui un sac préparé à cet effet et qui était rempli d’or, il y a loin d’ici à Valladolid et, m’étant venu apporter une si bonne nouvelle, il n’est pas juste que vous dépensiez dans cette longue route l’argent de votre maître ou le vôtre. Prenez donc ces cent écus d’or pour vos frais de voyage.
– Sire, répondit le héraut, mon maître et moi sommes du pays où l’or pousse et nous n’avons qu’à nous baisser quand nous en avons besoin.
Et, saluant le roi, il fit un pas en arrière.
– Ah ! fier comme un Castillan ! murmura Henri. M. de Montgomery, prenez ce sac et faites par les fenêtres largesse de l’or qu’il renferme.
Montgomery prit le sac, ouvrit la fenêtre et jeta l’or aux laquais qui encombraient les cours et qui le reçurent avec des hourras de joie.
– Messieurs, continua Henri en se levant, il y a d’habitude fête chez le roi de France quand un roi son voisin lui déclare la guerre. Il y aura double fête ce soir puisque nous avons reçu à la fois la déclaration d’un roi et celle d’une reine.
Puis, se retournant vers les deux hérauts qui se tenaient, l’un à gauche, l’autre à droite :
– Sir Guillaume Norry, don Guzman d’Avila, dit le roi, attendu que c’est vous qui êtes les causes de la fête, vous y êtes, comme représentants de la reine Marie, ma sœur, et du roi Philippe, mon frère, invités de droit.
– Sire, dit tout bas le connétable au roi Henri, vous plairait-il d’entendre des nouvelles fraîches de Picardie que m’envoie mon neveu par un lieutenant de la compagnie du Dauphin nommé Théligny ?
– Oui-dà ! dit le roi, amenez-moi cet officier, mon cousin, et il sera le bienvenu.
Cinq minutes après, le jeune homme, conduit dans le cabinet des armes, s’inclinait devant le roi et attendait ensuite respectueusement que celui-ci lui adressât la parole.
– Eh bien, monsieur, lui demanda le roi, quelles nouvelles apportez-vous de la santé de M. l’amiral ?
– De ce coté, sire, d’excellentes, et jamais M. l’amiral ne s’est mieux porté.
– Alors, que Dieu lui garde cette bonne santé et tout ira bien ! Où l’avez-vous quitté ?
– À La Fère, sire.
– Et quelles nouvelles vous a-t-il chargé de me transmettre ?
– Sire, il m’a chargé de dire à Votre Majesté de se préparer à une rude guerre. L’ennemi a rassemblé plus de cinquante mille hommes et M. l’amiral croit que tout ce qu’il a tenté jusqu’à présent n’est qu’une fausse démonstration pour cacher ses véritables projets.
– Et qu’a fait l’ennemi jusqu’à présent ? demanda le roi.
– Le duc de Savoie, qui commande en chef, répondit le jeune lieutenant, s’est avancé, accompagné du duc d’Aerschoot, du comte de Mansfeld, du comte d’Egmont et des principaux officiers de son armée, jusqu’à Givet, où était le rendez-vous général des troupes ennemies.
– J’ai su cela par le duc de Nevers, gouverneur de la Champagne, dit le roi ; il ajoutait même, dans sa dépêche qu’il m’a écrite à ce sujet, qu’il croyait qu’Emmanuel Philibert en voulait principalement à Rocroy ou à Mézières et, sur ce que j’avais cru Rocroy, nouvellement fortifiée, mal en état de soutenir un long siège, j’ai recommandé au duc de Nevers de voir s’il ne fallait point l’abandonner. Depuis ce temps, je n’ai point eu de ses nouvelles.
– J’en apporte à Votre Majesté, dit Théligny. Sûr de la force de la place, M. de Nevers s’y est enfermé et, à l’abri derrière ses murailles, il a si bien reçu l’ennemi, qu’après plusieurs escarmouches où il a perdu quelques centaines d’hommes, celui-ci a été forcé de se retirer par le gué de Houssu, entre le village de Nismes et Hauteroche ; de là, il a pris sa route par Chimay, Glayon et Montreuil-aux-Dames ; il a passé ensuite près de la Chapelle, qu’il a pillée, et près de Vervins, qu’il a réduit en cendres ; enfin, il s’est avancé jusqu’à Guise et M. l’amiral ne doute pas que son dessein ne soit d’assiéger cette place, où M. de Vassé s’est enfermé.
– Quelles troupes commande M. le duc de Savoie ? demanda le roi.
– Des troupes flamandes, espagnoles et allemandes, sire ; quarante mille hommes d’infanterie et quinze mille chevaux à peu près.
– Et de combien d’hommes peuvent disposer M. de Châtillon et M. de Nevers ?
– Sire, en réunissant tout leur monde, à peine s’ils disposeront de dix-huit mille fantassins et de cinq à six mille chevaux ; sans compter, sire, qu’il y a, parmi ces derniers, quinze cents ou deux mille Anglais dont il faudrait se défier en cas de guerre avec la reine Marie.
– C’est donc, y compris la garnison que l’on sera forcé de laisser dans les villes, douze ou quatorze mille hommes à peine que nous pouvons vous donner, mon cher connétable, dit Henry se tournant vers Montmorency.
– Que voulez-vous, sire ? Avec le peu que vous me donnerez, je ferai de mon mieux. J’ai entendu dire qu’un fameux général de l’Antiquité, nommé Xénophon, n’avait que dix mille soldats sous ses ordres lorsqu’il accomplit, pendant l’espace de près de cent cinquante lieues, une magnifique retraite, et que Léonidas, roi de Sparte, commandait un millier d’hommes tout au plus lorsqu’il arrêta pendant huit jours aux Thermopyles l’armée du roi Xerxès, qui était bien autrement nombreuse que celle du duc de Savoie.
– Ainsi, vous ne vous découragez pas, mon bon connétable ? dit le roi.
– Tout au contraire, sire ! et, mordieu ! je n’ai jamais été si joyeux et si plein de bon espoir ! Je voudrais seulement avoir un homme qui pût me donner des renseignements sur l’état de la ville de Saint-Quentin.
– Pourquoi cela, connétable ? demanda le roi.
– Parce que, avec les clefs de Saint-Quentin, on ouvre les portes de Paris, sire ; c’est un proverbe de vieux routier. Connaissez-vous Saint-Quentin, monsieur de Théligny ?
– Non, monseigneur ; mais, si j’osais...
– Osez, mordieu ! osez ! le roi le permet.
– Eh bien, monsieur le connétable, je vous dirai que j’ai avec moi une espèce d’écuyer que m’a donné M. l’amiral et qui pourrait fort bien renseigner, s’il le veut, votre seigneurie sur l’état de la ville.
– Comment, s’il le veut ? s’écria le connétable ; il faudra qu’il le veuille !
– Sans doute, dit Théligny, il n’osera pas refuser de répondre aux questions de M. le connétable ; seulement, comme c’est un gaillard fort habile, il y répondra à sa guise.
– À sa guise ? c’est-à-dire à la mienne, monsieur le lieutenant !
– Ah ! voilà justement le point sur lequel je prierais Votre Seigneurie de ne pas s’abuser. Il répondra à sa guise et non point à la vôtre, vu que, ne connaissant point Saint-Quentin, Monseigneur ne pourra pas savoir s’il dit ou non la vérité.
– S’il n’a pas dit la vérité, je le ferai pendre !
– Oui, c’est un moyen de le punir, mais ce n’est pas un moyen de l’utiliser. Croyez-moi, monsieur le connétable, c’est un garçon fin, adroit, très brave quand il veut...
– Comment, quand il veut ? Il n’est donc pas brave toujours ? interrompit le connétable.
– Il est brave quand on le regarde, monseigneur, ou quand on ne le regarde pas et qu’il est de son intérêt de se battre. Il ne faut pas exiger autre chose d’un aventurier.
– Mon bon connétable, dit le roi, qui veut la fin veut les moyens. Cet homme peut nous rendre des services ; M. de Théligny le connaît ; laissez M. de Théligny conduire l’interrogatoire.
– Soit, dit le connétable ; mais je vous réponds, sire, que j’ai une manière de parler aux gens...
– Oui, monseigneur, répondit en souriant Théligny, nous connaissons cette manière-là ; elle a son bon côté ; mais, avec maître Yvonnet, elle aurait pour résultat de le faire passer, à la première occasion, du côté de l’ennemi, auquel il rendrait contre nous tous les services qu’il peut nous rendre contre lui.
– À l’ennemi, morbleu ? à l’ennemi, sacrebleu ? cria le connétable ; mais alors, il faut le pendre tout de suite ! C’est donc un maroufle ? c’est donc un bandit ? c’est donc un traître, que cet écuyer, monsieur de Théligny ?
– C’est un aventurier tout simplement, monseigneur.
– Oh ! oh ! et mon neveu se sert de ces drôles-là ?
– À la guerre comme à la guerre, monseigneur, répondit en riant Théligny.
Puis, se tournant vers le roi :
– Je mets mon pauvre Yvonnet sous la sauvegarde de Votre Majesté et je demande, quelque chose qu’il dise ou fasse, à l’emmener sain et sauf comme je l’ai amené.
– Vous avez ma parole, monsieur, dit le roi. Allez chercher votre écuyer.
– Si le roi permet, reprit Théligny, je me contenterai de lui faire un signe et il montera.
– Faites.
Théligny s’approcha de la fenêtre qui donnait sur la pelouse du parc, l’ouvrit et fit un signe d’appel.
Cinq minutes après, maître Yvonnet parut sur le seuil de la porte vêtu de sa même cuirasse de buffle, de son même justaucorps de velours marron, de ses mêmes bottes de peau, sous lesquels nous l’avons présenté au lecteur.
Il tenait à la main la même toque, ornée de la même plume.
Seulement, le tout avait vieilli de deux ans.
Une chaîne de cuivre qui avait été dorée autrefois pendait à son cou et se jouait galamment sur sa poitrine.
Le jeune homme n’eut besoin que d’un coup d’œil pour juger à qui il avait affaire, et sans doute reconnut-il ou le roi ou M. le connétable ; peut-être même tous deux, car il se tint respectueusement près de la porte.
– Avancez, Yvonnet ; avancez, mon ami, dit le lieutenant, et sachez que vous êtes en présence de Sa Majesté Henri II et de M. le connétable, lesquels, sur l’éloge que je leur ai fait de vos mérites, ont désiré vous voir.
Au grand ébahissement du connétable, maître Yvonnet ne parut pas le moins du monde étonné que ses mérites lui eussent valu une pareille faveur.
– Je vous remercie, mon lieutenant, dit Yvonnet en faisant trois pas et en s’arrêtant moitié par défiance, moitié par respect ; mes mérites, si petits qu’ils soient, sont aux pieds de Sa Majesté et au service de M. le connétable.
Le roi remarqua la différence que le jeune homme avait su mettre entre l’hommage rendu à la majesté royale et l’obéissance offerte à M. de Montmorency.
Sans doute cette différence frappa-t-elle aussi le connétable.
– C’est bien, c’est bien, dit-il, pas de phrases, mon beau muguet, et répondez-moi carrément, ou sinon...
Yvonnet lança de côté à M. de Théligny un regard qui voulait dire : « Est-ce un danger que je cours ? Est-ce un honneur que l’on me fait ? »
Mais, fort de la promesse du roi, Théligny s’empara de l’interrogatoire.
– Mon cher Yvonnet, dit-il, le roi sait que vous êtes un galant cavalier, fort aimé des belles, et qui consacrez à votre toilette tous les revenus que peuvent vous procurer votre intelligence et votre courage. Or, comme le roi veut mettre à l’épreuve votre intelligence tout de suite, votre courage plus tard, il me charge de vous offrir dix écus d’or si vous consentez à lui donner, ainsi qu’à M. le connétable, quelques renseignements positifs sur la ville de Saint-Quentin.
– Mon lieutenant a-t-il eu la bonté de dire au roi que je fais partie d’une association d’honnêtes gens qui ont tous juré de verser moitié des gains faits par chacun d’eux, soit à l’aide de l’intelligence, soit à l’aide de la force, dans une masse commune ; de sorte que, des dix écus d’or qui me sont offerts, cinq seulement m’appartiendront, les cinq autres étant la part de la communauté ?
– Et qui t’empêche de les garder tous les dix, imbécile, reprit le connétable, et de ne rien dire de la bonne fortune qui t’arrive ?
– Ma parole, monsieur le connétable ! Peste ! nous sommes trop petites gens pour y manquer, à notre parole !
– Sire, dit le connétable, je me défie fort de ceux-là qui ne font les choses que pour de l’argent.
Yvonnet s’inclina devant le roi.
– Je demande à Sa Majesté la permission de dire deux mots.
– Ah çà ! mais ce drôle...
– Connétable, dit le roi, je vous prie...
Puis, souriant :
– Parlez, mon ami, dit-il à Yvonnet.
Le connétable haussa les épaules, fit trois pas en arrière et se mit à se promener de long en large comme un homme qui ne veut pas prendre part à la conversation.
– Sire, dit Yvonnet avec un respect et une grâce qui eussent fait honneur à un courtisan raffiné, je prie Votre Majesté de vouloir bien se rappeler que je n’ai fixé aucun prix aux services petits ou grands que, non seulement je puis, mais encore je dois lui rendre comme son humble et obéissant sujet ; c’est mon lieutenant, M. de Théligny, qui a parlé de dix écus d’or. Sa Majesté ignorant très certainement l’association qui existe entre moi et huit de mes camarades entrés également au service de M. l’amiral, j’ai cru devoir la prévenir qu’en pensant me donner dix écus d’or, elle en donnait seulement cinq à moi, les cinq autres étant pour la communauté. Maintenant, que Sa Majesté veuille bien m’interroger et je suis prêt à lui répondre, et cela, sans qu’il soit question ni de cinq, ni de dix, ni de vingt écus d’or ; mais purement et simplement à cause du respect, de l’obéissance et du dévouement que je dois à mon roi.
Et l’aventurier s’inclina devant Henri avec autant de dignité que s’il eût été ambassadeur d’un prince italien ou d’un comte du Saint-Empire.
– À merveille ! dit le roi ; vous avez raison, maître Yvonnet, ne comptons pas ensemble d’avance et vous vous en trouverez bien.
Yvonnet fit un sourire qui signifiait : « Oh ! je sais à qui j’ai affaire ! »
Mais, comme tous ces petits retardements irritaient l’humeur impatiente du connétable, il revint se placer en face du jeune homme et, frappant du pied :
– Voyons, maintenant que les conditions sont faites, voudras-tu bien me dire ce que tu sais de Saint-Quentin, maroufle ?
Yvonnet regarda le connétable et, avec cette expression goguenarde qui n’appartient qu’au Parisien :
– Saint-Quentin, monseigneur ? dit-il, Saint-Quentin est une ville située sur la rivière de Somme, à six lieues de La Fère, à treize lieues de Laon, à trente-quatre lieues de Paris ; elle a vingt mille habitants, un corps de ville composé de vingt-cinq officiers municipaux, à savoir : un maïeur en charge, le maïeur sortant, onze jurés, douze échevins ; ces magistrats élisent et créent eux-mêmes leurs successeurs, qu’ils prennent parmi les bourgeois par suite d’un arrêt du parlement du 16 décembre 1335 et d’une charte du roi Charles VI en date de 1412...
– Ta, ta, ta, ta, ta ! s’écria le connétable, que diable nous chante là cet oiseau de malheur ?... Je te demande ce que tu sais de Saint-Quentin, animal !
– Eh bien, je vous le dis, ce que j’en sais, et je puis vous garantir les renseignements ; je les tiens de mon ami Maldent qui est natif de Noyon et qui a passé trois ans à Saint-Quentin en qualité de clerc de procureur.
– Tenez, sire, dit le connétable, croyez-moi, nous ne tirerons rien de ce maroufle tant qu’il ne sera pas sur un bon cheval de bois avec quatre boulets de douze à chaque jambe.
Yvonnet demeura impassible.
– Je ne suis pas précisément de votre avis, connétable ; je crois que nous ne tirerons rien de lui tant que nous voudrons le faire parler ; mais je crois qu’il nous dira tout ce que nous désirons savoir tant que nous le laisserons interroger par M. de Théligny. S’il sait ce qu’il nous a dit, – ce qui est justement ce qu’il ne devrait pas savoir – soyez certain qu’il sait encore autre chose... N’est-ce pas, maître Yvonnet, que tu n’as pas étudié seulement la géographie, la population et la constitution de la ville de Saint-Quentin, mais que tu connais encore l’état dans lequel sont ses remparts et les dispositions où se trouvent ses habitants ?
– Que mon lieutenant veuille bien m’interroger ou que le roi me fasse l’honneur de m’adresser les questions auxquelles il désire avoir une réponse et je ferai de mon mieux pour contenter mon lieutenant ou pour obéir au roi.
– Le drôle est tout miel, murmura le connétable.
– Voyons, mon cher Yvonnet, dit Théligny, prouvez à Sa Majesté que je ne l’ai pas induite en erreur lorsque je lui ai vanté votre intelligence, et dites-lui, ainsi qu’à M. le connétable, en quel état se trouvent les remparts de la ville en ce moment.
Yvonnet secoua la tête.
– Ne dirait-on pas que le drôle s’y connaît ? grommela le connétable.
– Sire, répondit Yvonnet piqué d’honneur, sans doute, par la repartie de M. de Montmorency, j’aurai l’honneur de dire à Votre Majesté que la ville de Saint-Quentin, ignorant qu’elle courût un danger quelconque et, par conséquent, n’ayant préparé aucun moyen de défense, est à peine à l’abri d’un coup de main.
– Mais enfin, demanda le roi, elle a des remparts ?
– Oui, sans doute, dit Yvonnet, munis de tours rondes et carrées reliées par des courtines, avec deux ouvrages à cornes dont l’un défend le faubourg d’Isle ; mais le boulevard n’a pas même de parapets et n’est protégé que par un fossé creusé en avant ; son terre-plein, qui ne s’élève pas au-dessus des terrains environnants, est dominé dans beaucoup d’endroits par les hauteurs voisines et même par plusieurs maisons situées sur le bord du fossé extérieur ; et, à droite du chemin de Guise, entre la rivière de Somme et la porte d’Isle, la vieille muraille – c’est le nom du rempart sur ce point, – la vieille muraille est tellement dégradée qu’un homme, pour peu qu’il soit adroit, peut facilement l’escalader.
– Mais, drôle ! s’écria le connétable, si tu es ingénieur, il faut le dire tout de suite !
– Je ne suis pas ingénieur, monsieur le connétable.
– Et qu’es-tu donc, alors ?
Yvonnet baissa les yeux avec une modestie affectée.
– Yvonnet est amoureux, monseigneur, dit Théligny et, pour arriver jusqu’auprès de sa belle, qui demeure au faubourg de l’Isle, près de la porte dudit faubourg, il a été obligé d’étudier le fort et le faible de la muraille.
– Ah ! ah ! murmura le connétable, voilà une raison !
– Voyons, continue, dit le roi, et je te donnerai une belle croix d’or à porter à ta maîtresse la première fois que tu l’iras voir à ton retour.
– Et jamais croix d’or, je puis le dire avec assurance, n’aura brillé sur un plus beau cou que celui de Gudule, sire !
– Allons, ne voilà-t-il pas l’animal qui va nous faire le portrait de sa maîtresse ! dit le connétable.
– Et pourquoi pas, si elle est jolie, mon cousin ? dit en riant le roi. Tu auras ta croix, maître Yvonnet.
– Merci, sire !
– Et maintenant, y a-t-il une garnison, au moins, dans la ville de Saint-Quentin ?
– Non, monsieur le connétable.
– Non ? s’écria Montmorency ; et comment cela, non ?
– Parce que la ville est franche de logements militaires et que la défense de la ville est un droit que la bourgeoisie tient fort à conserver.
– La bourgeoisie ! des droits !... Sire, croyez-moi bien, les choses iront tout de travers tant que la bourgeoisie, les communes, réclameront je ne sais quels droits qu’elles tiennent vraiment je ne sais de qui !
– De qui ? Je vais vous le dire, mon cousin : des rois mes prédécesseurs.
– Eh bien, que Votre Majesté me charge de les lui reprendre, ces droits-là, à la bourgeoisie, et ce sera chose vite faite !
– Nous aviserons à cela plus tard, mon cher connétable ; en attendant, occupons-nous de l’Espagnol, c’est le principal. Il faudrait une bonne garnison à Saint-Quentin.
– C’est ce que M. l’amiral était en train de négocier au moment de mon départ, dit Théligny.
– Et il doit avoir réussi à cette heure, observa Yvonnet, attendu qu’il avait pour lui maître Jean Pauquet.
– Qu’est-ce que maître Jean Pauquet ? demanda le roi.
– C’est l’oncle de Gudule, sire, répondit Yvonnet avec un accent qui n’était pas exempt d’une certaine fatuité.
– Comment, drôle ! s’écria le connétable, tu fais la cour à la nièce d’un magistrat ?
– Jean Pauquet n’est point un magistrat, monsieur le connétable.
– Et qu’est-ce donc que ton Jean Pauquet ?
– C’est le syndic des tisserands.
– Jésus ! dit le connétable, dans quel temps vivons-nous, que l’on soit obligé de négocier avec un syndic des tisserands quand il plaît au roi de mettre une garnison dans sa ville !... Tu lui diras, à ton Jean Pauquet, que je le ferai pendre s’il n’ouvre pas, non seulement les portes de la ville, mais encore celles de sa maison, aux gens d’armes qu’il me plaira de lui envoyer.
– Je crois que M. le connétable fera bien de laisser mener l’affaire par M. de Châtillon, dit Yvonnet en secouant la tête ; il sait mieux que Sa Seigneurie la façon dont on parle à Jean Pauquet.
– Il me semble que tu raisonnes ! s’écria le connétable avec un geste de menace.
– Mon cousin, mon cousin, dit Henri, laissez-nous de grâce achever ce que nous avons commencé avec ce brave garçon. Vous serez en mesure de juger vous-même de la vérité de ses assertions, puisque l’armée est sous vos ordres et que vous la rejoindrez le plus tôt possible.
– Oh ! dit le connétable, pas plus tard que demain ! J’ai hâte de mettre tous ces bourgeois à la raison !... Un syndic de tisserands, mordieu ! le beau sire pour négocier avec un amiral... peuh !...
Et il alla ronger ses ongles dans l’embrasure de la fenêtre.
– Maintenant, demanda le roi, les abords de la ville sont-ils faciles ?
– De trois côtés, oui, sire : du côté du faubourg d’Isle, du côté de Rémicourt et du côté de la chapelle d’Épargnemaille ; mais, du côté de Tourrival, il faut traverser les marais de Grosnard, qui sont pleins de puisards et de fondrières.
Le connétable s’était rapproché peu à peu pour écouter ce détail, qui l’intéressait.
– Et, en cas de besoin, dit-il, te chargerais-tu de conduire à travers ces marais un corps de troupes qui entrerait dans la ville ou qui en sortirait ?
– Sans doute ; mais j’ai déjà dit à M. le connétable que l’un de nos associés, nommé Maldent, ferait bien mieux son affaire, ayant habité pendant trois ans Saint-Quentin, tandis que moi, je n’y ai guère été que de nuit et ai toujours fait le chemin très vite.
– Et pourquoi cela, très vite ?
– Parce que, la nuit, quand je suis seul, j’ai peur !
– Comment, s’écria le connétable, tu as peur ?
– Certainement que j’ai peur.
– Et tu avoues cela, drôle ?
– Pourquoi pas, puisque cela est ?
– Et de quoi as-tu peur ?
– J’ai peur des feux-follets, des revenants, des loups-garous.
Le connétable éclata de rire.
– Ah ! tu as peur des feux-follets, des revenants et des loups-garous ?
– Oui, je suis horriblement nerveux !
Et le jeune homme tourna sa peau comme s’il avait le frisson.
– Ah ! mon cher Théligny, reprit le connétable, je vous fais mon compliment pour votre écuyer. Me voilà prévenu, je ne le prendrai pas pour mon courrier de nuit.
– Le fait est que mieux vaut m’employer de jour.
– Oui, et te laisser la nuit pour aller voir Gudule, n’est-ce pas ?
– Vous voyez, monsieur le connétable, que mes visites n’ont pas été inutiles ; et le roi en juge ainsi puisqu’il a eu la bonté de me promettre une croix.
– Monsieur le connétable, faites remettre quarante écus d’or à ce jeune homme pour les bons renseignements qu’il nous a donnés et les services qu’il s’offre de nous rendre. Vous ajouterez dix écus à part pour acheter une croix à mademoiselle Gudule.
Le connétable haussa les épaules.
– Quarante écus ! grommela-t-il ; quarante coups de verges ! quarante coups de canne ! quarante coups de manche de hallebarde sur les épaules !
– Vous m’entendez, mon cousin ; ma parole est donnée : ne me faites pas manquer à ma parole !
Puis, à Théligny :
– Monsieur le lieutenant, continua le roi, M. le connétable vous donnera des ordres pour prendre des chevaux de mes écuries au Louvre et à Compiègne, afin que vous puissiez marcher vite. Ne craignez pas de les crever, et tâchez d’arriver demain à La Fère. M. l’amiral ne saurait être trop tôt prévenu que la guerre est déclarée. Bon voyage, monsieur, et bonne chance !
Le lieutenant et son écuyer saluèrent respectueusement le roi Henri II et suivirent le connétable.
Dix minutes après, ils prenaient au galop la route de Paris et le connétable venait rejoindre le roi, qui n’avait point quitté son cabinet.